Par rapport à ce qui retarde le pays, les analystes ont coutume de mettre le doigt sur le phénomène de la corruption comme facteur de disfonctionnement majeur, qui favorise, en outre, l’intérêt de la communauté au détriment de la Nation.
Pour notre part, nous soulevons un autre aspect, à notre sens, au cœur de la culture traditionnelle comme facteur déterminant de tous les sous-développements. Il s’agit de notre modèle de communication qui ne serait pas réellement productif.
La communication est le véhicule de notre mode de pensée, de notre culture et le reflet de notre niveau civilisationnel. Elle est régie dans un pays comme le nôtre – étant à la fois conservateur de manière majoritaire et moderne – par le système traditionnel qui privilégie dans l’échange l’homme en tant que mâle, l’autorité, le père, la mère, l’aîné, le supérieur hiérarchique. La distribution de la parole est étouffée en famille et en société.
Le jeune est encore considéré comme mineur et n’est donc pas pris au sérieux ; par conséquent sa parole et ses points de vue ne sont pas pris en compte voire interdits. Certains sujets sont tabous par tradition mais l’on peut constater que l’idée même du débat est taboue ! C’est comme si le débat à propos de tel ou tel sujet de société risquait de briser l’ordre structurel de la famille. Même dans les familles sensées être cultivées, le débat n’est pas permis. On dirait que la confrontation égalitaire n’est pas assumée : chacun y perdrait la face en tant que grand-frère ou sœur aînée modèles, en tant qu’homme, en tant que père.
Il faut souligner à ce propos que la faculté d’écoute n’est pas acquise. Dans l’évolution d’un être humain depuis l’enfance, d’après la psychologie et la linguistique, la capacité d’écoute se construit progressivement pour s’acquérir à un stade de maturité significatif, au moment où l’individu intègre pleinement la notion de l’autre qui va être représenté ou incarné par l’interlocuteur. Elle est signe de maturité.
Force est de constater que dans notre société comme dans d’autres modèles de société traditionnelle, le processus de l’écoute est défaillant voire absent et est, de ce fait, le reflet de la négation de l’autre pour ce qu’il est. Il est le symptôme du non-respect de l’individu en tant qu’individu au sein de la famille notamment et au sein de la société.
Ce processus, fondé de manière implicite sur l’inégalité entre les interlocuteurs, est institutionnalisé dans le système traditionnel pour asseoir un ordre de pouvoir hiérarchique. Il ne peut ainsi admettre le principe de la démocratie qui prône l’égalité et reconnaît le droit de chacun à la parole.
C’est pour ces raisons essentiellement que le système traditionnel se trouve immature car il ne permet pas à l’individu de s’émanciper. La démocratie y est condamnée. Un système qui, de nos jours et dans des sociétés comme la nôtre, hybrides, devient névrotique.
Pour y remédier, il faut compter sur l’éducation nationale et sur la prise de conscience des familles qui continuent à opprimer dans leurs seins leurs propres enfants les empêchant inconsciemment d’être plus tard des citoyens responsables. Sur ce plan, le Maroc n’a pas encore réussi à mettre en place une vraie transition. En effet, l’esprit régnant dans nos écoles est traditionnel, avec sa pédagogie, ses travers et sa mentalité.
Les théories et outils que la psychologie moderne et la psychanalyse ont élaborés et qui ont éclairé les pays développés sont ignorés. Quiconque s’aventure à en parler est regardé étrangement. L’échange intellectuel n’est permis que dans les milieux académiques et formels ; il ne revêt que la couleur théorique. En société, il est banni.
L’une des fonctions de la parole (ou du récit) est le rétablissement du « canal » affectif par transfert ou par besoin affectif ou besoin de sociabilité. Cette fonction est assez véhiculée chez nous en tant que Méditerranéens. Nous rejoignons le constat de Marcel Pagnol quand il dit du Méditerranéen qu’il parle pour ne pas parler c’est à dire qu’il ne s’exprime pas toujours pour échanger des informations (fonction première de la parole) ou exprimer un point de vue (etc.), sa parole ne dit rien sur lui. Elle n’est aucunement libératrice ici parce qu’elle est superficielle par peur de jugement dans une société où l’immaturité affective domine.
La parole est véhiculée, ainsi, comme un moyen de protection psychologique qui ne laisse aucune chance non plus chez nous d’asseoir l’échange savant. Et l’on se trouve face à un système de communication complètement verrouillé. En déficit. Un système qui sert le système traditionnel et ne permet que l’épanouissement de celui-ci. Il est, en plus, voulu et entretenu par des locuteurs qui s’y complaisent et s’en accommodent. Chacun y trouve un confort y compris la population dite lettrée ou cultivée.
Si, à titre d’exemple, vous avez le malheur d’être une femme, vos idées vous sont arrachées de la bouche ; on vous vole le mot parfois dès sa sortie de votre larynx pour se l’approprier sous vos yeux. On peut vous piller jusqu’à l’anéantissement ; ce qui est une élimination par négation… Les expressions de domination sont inouïes.
L’Homme est, certes, un animal dominant, voleur, meurtrier et fou de manière originelle[1]. Mais l’Homme évolué de nos jours se bat contre lui-même au quotidien pour instaurer des rapports d’égalité, pour éviter le vol et le meurtre et pour ne pas tomber dans la folie. Etre dans une époque aussi sophistiquée tout en véhiculant des traits propres à une époque primaire voire primitive est un phénomène intéressant au final à observer.[2]
Sur le plan linguistique, on se comprend à travers la situation et le contexte. La communication n’est pas précise, elle est souvent vague ou approximative ; ce qui ne permet pas à la langue d’évoluer. Ni même aux individus de se structurer et de s’épanouir puisque tout passe par la parole. Il en découle un discours négatif dominant qui nous empêchent vraiment d’avancer, un discours, au final, névrotique, porteur de frustrations, d’ignorance, de souffrances personnelles que le locuteur veut camoufler en s’inscrivant en permanence dans la critique stérile. On ignore la puissance du discours sur nos actes.
Outre ce discours négatif, le système produit d’autres phénomènes névrotiques qui relèvent de la communication à savoir l’absence de l’écoute, comme nous l’avons évoquée plus haut, le monopole systématique de la parole, le désir de domination, le mensonge pour se donner une image sociale irréprochable, une sorte de mythomanie sociale, pour se faire respecter.
Plus grave encore, l’entretien de ces fonctionnements traditionnels primaires ne laisse aucune chance à la pédagogie dite moderne d’être pleinement pratiquée dans le milieu scolaire. Il est vrai que le ministère de l’éducation ne s’est pas vraiment investi pour former les enseignants aux méthodes nouvelles de l’apprentissage, mais ces derniers ne sont pas prêts pour accueillir un esprit moderne. Il faut d’abord sensibiliser à la nécessité d’apprendre à apprendre et à la nécessité voire l’urgence de s’adapter aux temps modernes.
Nous souhaiterions ainsi lancer le débat sur ces questions, d’une manière plus pragmatique. Moins névrotique.
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[1] La névrose et la folie originelles sont traitées en psychanalyse ; on peut relire Voyage au bout de la nuit de F. Céline ou Au cœur des ténèbres de J. Conrad, pour y voir évoquée également l’idée du vol, du meurtre et de la domination.
[2] Dans les pays dits progressistes, cette domination est exprimée de manière plus subtile. Dans les milieux de pouvoir par exemple, en politique, parmi les intellectuels, ….