Le salon littéraire de Laila Bine Bine de ce mois s’est tenu le vendredi dix-neuf. L’invité est Touria Ikbal, poétesse soufie, pour présenter son livre L’étendard de la fraternité où elle rend un hommage vibrant de spiritualité à son frère, mort il y a quelques années.

La soirée a commencé par un voyage titanique à travers les tonalités du luth du musicien et musicologue Khalid Al Badaoui, chef de la chorale la plus prisée de Marrakech. C’est un ami de Mme Laila Bine Bine qui partage ses valeurs de solidarité et de soutien pour les jeunes. Il offre la possibilité exceptionnelle à l’association de «la scolarisation de la jeune fille rurale» d’une chorale de haut niveau pour des moments d’évasion artistique et un accompagnement de qualité.

M. Al Badaoui nous a enchantés avec ses interprétations classiques de musique arabe et par une présence tel un titan, du haut de ses presque deux mètres de taille. Avec son teint hâlé, ses petites moustaches roulées à l’ancienne, il nous a embarqués en Orient, berceau des arts, de la musique et de la spiritualité. Le décor est d’emblée planté.

Le thème abordé est celui de la mort, celle d’un frère pleuré à travers des lamentations poétiques que seules les femmes arabes savent faire car pour elles le frère occupe une place singulière. Ce fut le cas de Al Khansae, poétesse et compagnon du Prophète, pour son frère Sakhr. C’était l’une des grandes figures des poètes les plus connus du souk Okad, ce fameux souk où se tenaient commerce, négociations politiques, conférences et échanges littéraires.

Bien loin d’Al Khansae, la poésie de Touria Ikbal est expressive, légère par sa spiritualité et agréable à lire. En tant que femme soufie, elle s’appuie, pour se consoler de la mort de son frère, sur l’idée de « la lieutenance » (lieu/tenant) de la Terre pour l’homme et du corps par rapport à celui-ci qu’il doit quitter fatalement pour rejoindre le Ciel. L’éphémère face à l’éternel, la transcendance et l’immanence. L’alliance entre le Ciel et la Terre comme « matrice » cosmique à laquelle le corps est « confié » selon les termes de Touria Ikbal. L’âme est récupérée par le Ciel – par Dieu – et ce sont ces retrouvailles qui sont censées faire la joie du croyant, du soufi et de tous ceux qui ont assuré leur mission d’être humain sur Terre c’est-à-dire au service de l’humanité. C’est pour cela, à notre sens, que la religion et la croyance en Dieu ne sont pas la voie unique de la spiritualité.

Comprendre ces vérités, c’est accepter la mort et la dédramatiser. Mme Ikbal donne l’exemple d’Al Hallaj et d’Al Ghazali, (p.17) deux grandes figures soufies ayant laissé des propos légendaires sur la vie et la mort avant d’effectuer leur ultime voyage.

Victor Hugo, de son côté, disait (d’après Louis Blin) avoir trouvé réponse à ce sujet dans l’islam après la noyade de sa fille, à travers l’idée de l’opposition de la transcendance et de l’immanence et celle du mal et du bien et comment on devrait les interpréter. Le drame absolu à savoir la perte d’un être proche ou la sienne-propre peut être allégé, optimisé si l’on a donné de l’importance à notre part spirituelle, à notre âme.

L’académicien Jean-Noël Pancrazi (présent au salon) a soulevé, à juste titre, l’expression « faire le deuil » utilisée aujourd’hui dans des sociétés modernes où l’on doit solliciter de l’aide auprès de praticiens pour encaisser la séparation définitive. Et l’on souffre, en effet, car la matière – le corps – l’emporte sur l’esprit et l’on doit oublier le plus rapidement possible le défunt pour s’en libérer. Ce dernier, en revanche, attend de nous de le faire vivre dans notre mémoire, de rester connecté avec lui. Il doit emmener là-haut, d’après Mme Ikbal, une partie de nous et nous laisser une part de lui-même. Ce lien spirituel soulage notre peine et allège notre souffrance.

Ces rappels nous ont bien réchauffés le cœur et renvoyés, chacun, à ses deuils, aux morts d’aujourd’hui, à ceux d’hier que l’on ne doit pas oublier en aucune façon. Une âme est une parcelle de Dieu, un souffle qui nous anime, elle est éternelle. Comment peut-on l’oublier ?

Recevoir une femme soufie est un évènement important pour le salon de Laila Bine Bine car malgré l’existence d’autres femmes soufies, le champ de représentation de la spiritualité reste dominé par les hommes si ce n’est accaparé par eux. Or la spiritualité, à notre avis, est une affaire de femmes par essence ! Encore faut-il qu’elles le sachent et qu’elles en soient conscientes car la femme s’est éloignée d’elle-même dans cette époque moderne où elle a voulu à tout prix être l’égale de l’homme. Elle a abandonné le foyer (le feu), qui est à l’origine du foyer (le home) familial, le temple de l’humanité où s’est constitué tout le sens de la sacralité. Dans les premiers temps, les temps du matriarcat, la femme était considérée comme une déesse, sacralisée parce qu’elle donne la vie. De là est née la première religion avec la découverte de l’agriculture qu’on lui attribue. Cette sacralité a été reportée sur tout ce que faisait la femme comme le travail de la Terre devenue « la Déesse-Mère », la cuisine, l’allaitement, le tissage, l’hygiène, le chant, la musique, l’amour… Il s’en était dégagé la sacralité du travail de manière générale, une notion pragmatique du religieux qui nous semble être aujourd’hui une notion moderne. Elle est vieille comme le temps et échappe à l’homme moderne : en islam, l’acte du travail est un acte religieux (Al amalo ibada) et le verbe travailler, chez les Anciens en Orient, se disait « abada ». Le travail avait, en effet, cette dimension spirituelle chez les Egyptiens et chez les Sumériens en Irak.

Le sujet nous emmène loin dans l’histoire mais retenons que la spiritualité est sortie des mains de la femme. Elle est, de ce fait, laïque ! Elle passe par la toilette d’un bébé, un plat cuisiné, une poésie, une chanson, une musique, une œuvre d’art, un travail constructif, un enseignement scientifique ou moral, une entraide, une bonne action, un acte d’ amour…de l’alchimie.  Elle se détache du religieux sous sa forme classique et s’octroie l’avantage d’être à la portée de tout le monde.

 A  bon entendeur salut !